La seule évocation des séries signées François Létourneau rappelle des scènes parmi les plus marquantes, drôles et originales de la télévision d’ici. Pensez à Carlos, P-A, Steve et Rémi, leurs montres bleues et leurs fantasmes de célibat débridé dans Les invincibles. À Patrick et Denis et leur démarche de scénaristes au talent moyen dans Série noire. À Huguette Delisle, ses gants de vaisselle et sa carabine dans C’est comme ça que je t’aime…
La troisième et ultime saison de C’est comme ça que je t’aime est encore fumante, déposée sur ICI TOU.TV EXTRA il y a tout juste quelques semaines. Et, bonne nouvelle, Les invincibles et Série noire viennent d’être redéposées sur la plateforme, au grand bonheur des nostalgiques et des néophytes de ces univers complètement éclatés.
Dans la foulée, la productrice Joanne Forgues a pris le temps de revenir avec Sous les projecteurs sur les premiers balbutiements de la carrière d’un auteur d’exception, François Létourneau, et sur les raisons qui la motivent à plonger avec lui dans ses délires flyés, mais aussi onéreux, qui pourraient effrayer n’importe quel producteur, particulièrement dans le contexte télévisuel actuel, très incertain.
« J’aime beaucoup l’écriture de François, soulève la présidente de la maison de production Casablanca. C’est toujours très sensible, avec plusieurs niveaux et toutes sortes de folies qui n’ont pas d’allure! Son écriture est tellement riche, et lui est tellement un être extraordinaire, que ça vaut la peine de m’investir, d’investir de l’argent et d’aller jusqu’au bout avec lui. »
« C’est sûr que ce sont toujours des séries qui sont complètement dans un autre registre, comme celles qu’on regarde sur HBO. Mais la télé a besoin de ça! Il en faudrait plus, à mon avis », complète Joanne Forgues.
François Létourneau, aussi comédien, dans une scène de C’est comme ça que je t’aime. Crédit : Bertrand Calmeau / Courtoisie Radio-Canada
« Je leur ai acheté un ordi… »
La femme d’affaires a ainsi épaulé François Létourneau dès ses débuts comme auteur à la télévision. À la fin des années 1990, après avoir œuvré sur des séries comme Urgence et Paparazzi, la dame souhaitait créer une fiction qui interpellerait les trentenaires. Son conjoint, Charles Ohayon, producteur et ex-directeur de la programmation de Radio-Canada, avait notamment produit Chambres en ville, et Joanne Forgues constatait un manque cruel d’offre pour les téléspectateurs de cette génération à la télé québécoise, une fois le téléroman de Sylvie Payette parti des ondes. Mais il lui fallait trouver une plume capable d’imaginer un projet novateur.
D’une rencontre à l’autre, son chemin a croisé celui du réalisateur Jean-François Rivard. « Il avait fait un court métrage, et il avait de l’allure… », mentionne Joanne Forgues. Dans un même genre de discussion à bâtons rompus avec François Létourneau, elle a mis les deux gaillards au défi de sortir une idée intéressante pour le public de leur âge, eux qui avaient 27 ou 28 ans, à l’époque. Et ce, alors que, tant Rivard que Létourneau, respectivement diplômés de l’Université de Montréal et de l’Université Laval, étaient plus ou moins attirés par le huitième art.
« Jean-François voulait faire du cinéma, François voulait faire du théâtre. Je leur ai dit de m’appeler s’ils avaient une idée pour les gens de 30 ans. Deux semaines après, ils me sont arrivés, tous les deux, avec l’histoire de quatre gars… Ils s’étaient à peine rencontrés! »
L’étincelle des Invincibles avait commencé à crépiter. Or, les deux créateurs « n’avaient jamais vu un scénario de leur vie », se souvient Joanne Forgues avec le sourire.
« Je leur ai donné une copie d’un scénario que j’avais. Je leur ai montré comment diviser ça en blocs. Puis ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas d’ordi; je leur ai acheté chacun un ordi! Un petit Apple… »
Joanne Forgues et ses poulains se doutaient-ils alors qu’ils s’apprêtaient à doter le très conservateur milieu du petit écran d’ici de ses legs les plus audacieux? Quoi qu’il en soit, Les Invincibles se sont humiliés sous nos yeux de 2005 à 2009. Après avoir proposé à Joanne Forgues et sa boîte Casablanca un scénario qui a été refusé, le tandem a rappliqué avec Série noire et son duo d’auteurs ratés, lesquels ont pris l’antenne d’ICI TÉLÉ à l’hiver 2014, et la deuxième saison, en janvier 2016.
L’affiche des Invincibles. La série est à nouveau disponible pour visionnement intégral sur ICI TOU.TV Extra Crédit : Courtoisie Radio-Canada
Pour le monde
Quand, ensuite, Létourneau a soumis à sa productrice, seul, l’ébauche de C’est comme ça que je t’aime (dont Jean-François Rivard allait réaliser les deux premiers chapitres), celle-ci a tiqué : une telle intrigue campée dans les années 1970, sans cellulaires ni réseaux sociaux, allait s’avérer coûteuse et compliquée à matérialiser. Mais le pari était trop alléchant pour ne pas être tenté. Quelques années plus tard, même le prestigieux New York Times allait lui donner raison en qualifiant les péripéties des Delisle et des Paquette (datant de 2020, 2022 et 2024) de « sulfureuses, insolentes, intrigantes et terriblement amusantes ».
« Je ne freine jamais François, indique Joanne Forgues. Mais son expérience fait que lui-même est capable de s’autofreiner. Parfois, on réaménage des choses ensemble. Mais puisque c’est une collaboration depuis 20 ans, c’est quand même facile. »
« Il y a quelque chose de tellement particulier dans ses univers! En plus, tout le monde veut jouer dans les séries de François Létourneau. Les comédiens nous appellent tous. Ce sont de petits bijoux! »
Évidemment, Joanne Forgues – qui vient aussi de conclure l’aventure 5e rang entamée en 2019, après six saisons – ne compte pas laisser filer son protégé, et tient bien sûr à poursuivre sa collaboration avec lui.
« Il est exceptionnel. En plus, François fait vraiment ça pour le public. Je suis la première lectrice de ses textes, et il me demande souvent si je pense que le monde va aimer ça. Il ne veut pas faire de la télé pour lui-même; il veut parler aux gens. Il sait que ce n’est pas le Bye Bye et qu’il n’ira pas chercher deux millions de personnes, mais la gang qui l’aime, l’aime vraiment. Il a une signature à lui. Personne ne pourrait écrire comme François Létourneau! »
L’affiche de Série noire. La série est à nouveau disponible pour visionnement intégral sur ICI TOU.TV Extra Crédit : Courtoisie Radio-Canada
Crédit photo principale / Affiche C’est comme ça que je t’aime : Courtoisie Radio-Canada