Elle avait la Place Bell remplie pour elle seule, jeudi soir, Charlotte Cardin. Celle qu’on appellera bientôt « notre » Charlotte, lorsque, incessamment, le monde se l’arrachera.
Ça sera d’abord, d’ici la fin de l’année, Laval et l’amphithéâtre petit frère du Centre Bell jusqu’à dimanche, puis le Canada, ainsi que la France et le proverbial Zénith de Paris en décembre. Depuis août, il y a eu Londres, Amsterdam, Berlin et, déjà, plusieurs villes américaines. Et qui sait quels autres cadeaux pourraient se glisser sous son prochain sapin d’ici Noël 2024. L’équivalent d’une éternité, lorsqu’on sait que cet arrêt montréalais de la tournée mondiale 99 Nights – sa première en formule aréna chez elle – était « sold out depuis des mois », s’est-elle réjouie à son public, guillerette comme une petite fille. Tout est possible.
Bien sûr qu’on dira d’elle « notre » Charlotte, comme on dit « notre » Céline. On éprouvera cette même fierté chauvine lorsque les grandes étoiles américaines vanteront son talent et qu’on devra patienter avant qu’elle revienne nous saluer, entre deux pays.
Ça arrivera. Ça ne peut que s’avérer, avec une telle perspicacité musicale, des textes si bien ciblés, pareilles allure, confiance, générosité et reconnaissance. Charlotte Cardin n’échappe aucun filament de ce qui crée l’aura de la star, elle avance intelligemment, et rarement a-t-on vu jeune personnalité engendrer à ce point l’unanimité.
Les plus âgés s’étaient émus en découvrant Céline Dion à Jasmin en 1981, la génération suivante se targuera d’avoir voté pour Charlotte à La Voix en 2013. D’avoir assisté à sa montée lente mais progressive, d’un premier EP (Big Boy, 2016) à un appel d’éloges de Jim Carrey pour une chanson portant son nom, sept ans plus tard. D’un raz-de-marée de bonbons aux Juno (six citations cette année, quatre trophées en 2022) à l’incarnation de l’hymne national canadien au match des étoiles de la NBA (le 18 février). De 13 MTelus paquetés au printemps 2022 à quatre Place Bell tout aussi honorées moins de deux ans plus tard, en février 2024. À la sortie de l’opus 99 Nights, c’est tout Times Square qui contemplait la binette de Charlotte dans une publicité propulsée par Spotify. S’il n’y a pas là présage à une carrière internationale hors mesures…
Peut-être aurons-nous même un jour le loisir de se porter à sa défense lorsqu’une jeune célébrité imbue d’amour-propre, momentanément écervelée, lui arrachera indélicatement un Grammy des mains sans même la regarder dans un gala prestigieux…
Rien d’exagéré
Bon, on fantasme, mais ce sont les pensées qui nous traversaient l’esprit alors qu’on regardait, jeudi, notre nouveau trésor national déhancher suavement (elle danse comme une déesse!) la peaufinée R&B-soul-jazz-électro-pop anglophone de ses deux albums complets (Phoenix et 99 nights), dont l’une des plus grandes qualités constitue son grain de voix unique, passant du rauque à l’aigu dans une maturité et une maîtrise vocales déjà surprenantes. Difficile à décrire, ce style rien qu’à elle qui la propulse déjà partout, sans imposante machine marketing dans son ombre.
Charlotte Cardin n’a pas besoin d’apparats pour transporter sa foule. Pas de décors grandiloquents, de mises en scène tapageuses, d’effets distrayants. Il n’y avait qu’à la regarder, elle, dans son crop top en filet rose, son pantalon blanc et sa ceinture scintillante, arpenter sa scène d’un bout à l’autre en se tortillant le bassin (on le répète, son dandinement de sirène relève de l’art brut), rejoindre son piano ou flatter vigoureusement sa guitare, pour qu’opère une magie simplement décorée d’éclairages colorés variant selon les tableaux, sans surenchère.
L’idole ne jase pas non plus énormément entre ses pièces, outre le temps de placer un texte dans son contexte, en quelques mots. Puppy, c’est le bonheur dans le chaos; Anyone Who Loves Me, c’est une déclaration d’amour aux femmes de sa vie (que Charlotte nous a intimé d’entonner avec elle, personne ne s’est fait prier); Somebody First, c’est une histoire pas tout à fait réglée avec un ex.
Les gens, jeudi, écoutaient simplement sa musique, sans exagérer d’ovations à tout moment, sans chercher à enterrer ses paroles de leurs hurlements, admiratifs de l’œuvre que livrait la chanteuse. Mais quand les applaudissements éclataient, ils décapaient!
« Je ne peux pas croire que c’est un vrai moment que je vis, en ce moment! », s’est extasiée Charlotte au terme de Looping et Meaningless qui avaient fait office de mises en bouche. Son sourire brillant transperçait les écrans géants. À plusieurs reprises, dans toute la candeur qu’on lui connait, la charmante a répété son bonheur, voire son incrédulité d’être là. « C’est le plus grand endroit que j’ai vu de ma vie…! »
Sinon, quoi d’autre à signaler? Phoenix fut magnifiquement rehaussée par les percussions et pas moins de huit violons. Charlotte a spécifiquement demandé à sa horde de scander la première phrase du refrain de la pétillante Jim Carrey (« Goodbye, My Worthless Ego… »), sur laquelle elle a beaucoup sautillé. Tout le monde a fredonné fort le refrain de Sex to Me. La température a monté d’un cran aux confins de Feel Good. Et, comme il se doit, une tempête de confettis a arrosé le ver d’oreille Confetti ; croyez-nous, personne ne « feelait comme un zombie », à l’inverse de ce qu’y susurre Charlotte!
Le tout, alors que Charlotte se relevait, il y a quelques jours à peine, d’une extinction de voix qui l’avait forcée à annuler des concerts en Europe à la fin janvier…
Un trio à donner le frisson
On aurait pourtant eu envie de raconter ce spectacle ayant filé à vitesse de l’éclair en commençant par la fin. Par ce rappel de cinq titres, où notre reine de 29 ans a accueilli deux de ses âmes sœurs créatives, pour générer rien de moins qu’un moment de grâce, des minutes de rare communion entre un parterre et ses artistes.
On a senti l’ambiance solennelle s’installer avec l’apparition de Devon Portielje, de Half Moon Run, son grand ami avec qui, a-t-elle expliqué, Charlotte cherchait à collaborer depuis une dizaine d’années. L’assistance obscure a pris des atmosphères de ciel étoilé sur Daddy, avec la flopée de téléphones cellulaires illuminés levés haut.
Ne manquait que le deuxième convive, qu’on n’espérait plus à cette heure, même en le sachant intime professionnel de Charlotte. Sans flafla, Patrick Watson a pris place au piano, à pas feutrés, pendant que Charlotte et Devon se partageaient Sun Goes Down. Sa voix flûtée a élégamment rehaussé Main Girl, portée seulement par le piano et la guitare.
Watson avait emmené avec lui Je te laisserai des mots, agréée d’un petit délire aux gradins, doucement parsemée des notes de la guitare sèche de Portielje, que Cardin écoutait respectueusement. Éclairé dans son seul large halo blanchâtre, le trio inspirait le frisson. On aurait peut-être pu entendre une mouche voler au pied des planches pendant l’interprétation.
Charlotte était toujours accoudée derrière le piano lorsque fut entamée Next to You, leur morceau mitonné ensemble, Watson et elle. La complainte du milieu fut stridente, le bataillon de violons a frétillé, et la mini bande Cardin – Portielje – Watson aurait probablement pu, après, nous réciter des prières, que les spectateurs seraient sans doute demeurés suspendus à ses lèvres. Mais c’était hélas le temps de quitter.
« Je ne vais jamais oublier cette soirée! (…) Je vous aime! », a promis Charlotte en guise d’au revoir, à la fin de la soirée. Peut-être y penseras-tu un peu moins, à ta première Place Bell, Charlotte, quand la planète te fera les yeux doux. Mais, s’il te plait, ne nous oublie pas totalement.
Pour connaître toutes les actualités de Charlotte Cardin, on consulte son site web.
Marie-Josée R.Roy
Fondatrice / Rédactrice en chef / Journaliste